Le suicide professionnel d’un musicien de l’industrie du Disque.
( Traduction de http://www.bobostertag.com/writings-articles-professional_suicide.htm )

bob ostertag par Owen Byrne Photographie par Owen Byrne sous licence creative commons

En Mars 2006, j’ai mis en ligne sur la toile l’ensemble des enregistrements dont je détenais les droits, je les ais rendu disponibles en téléchargement gratuit. Il s’agit notamment de nombreux vinyles et CD créés en plus de 28 ans (1). J’ai expliqué mes motivations dans une déclaration sur mon site internet :

J’ai décidé de rendre tous les enregistrements dont je possède les droits librement disponibles en téléchargement numérique à partir de mon site web. ... Cela rendra ma musique beaucoup plus accessible aux personnes du monde entier, cependant mon principal intérêt n’est pas dans la distribution de musique en soi, mais dans le libre échange des informations et des idées. Le "Libre" échange est bien sûr un concept délicat, plus précisément, je veux dire l’échange d’idées qui ne soient pas réglementé, taxé, et en fin de compte contrôlé par certaines des plus puissantes entreprises du monde... (2)

Un an plus tard, je continue d’être étonné qu’il y ait si peu d’autres musiciens (a) qui aient choisit cette voie, alors que les raisons de le faire sont plus impérieuses que jamais. Pourquoi donc les musiciens restent investis dans un système de droits qui n’est clairement pas à leur avantage ?

A l’origine quand les industries du Disque sont apparues, leurs services étaient nécessaire pour que les gens puissent écouter de la musique enregistrée. La fabrication et la vente de disques a été une entreprise de grande envergure. Les studios d’enregistrement et les usines de fabrication de disques ont dû être construites, la technologie d’enregistrement développée et les techniques mises au point. Les disques ont dû non seulement être fabriqués, mais également distribués et promotionnés. Les dirigeants des industries du Disque ont été malhonnêtes dans leurs pratiques des affaires, insensibles à la musique, ou racistes dans leur traitement des artistes, mais les services fournis par ces entreprises au moins étaient utiles, en ce sens que la musique enregistrée n’aurait pas pu être entendue sans eux. Mettre les disques à la disposition du grand public exigait un important effort financier, qui à son tour, nécessitait une structure juridique qui permette d’assurer un retour sur l’investissement.

Le contraste avec le Web d’aujourd’hui ne pourrait pas être plus frappant. Instantanée, à l’échelle mondiale, la distribution de textes, images et sons, est devenue automatique, un artefact de la production dans le domaine numérique. Je commence un blog, je tape un paragraphe : la diffusion à l’échelle mondiale et instantanée est un simple artefact du processus de la dactylographie. Mettre les 28 ans d’enregistrements sur mon site Web en téléchargement gratuit a été une simple procédure de quelques heures d’efforts, ayant aboutit de même, instantanément et librement à une distribution mondiale. Cela ne fait aucune différence si 10 personnes téléchargent une chanson ou 10000, ou si elles vivent dans mon quartier ou à Kuala Lumpur : pour eux aussi bien que pour moi, tout cela se fait sans frais autres que l’accès à un ordinateur et une connexion Internet.

Voilà pour la distribution. Qu’en est-il de la production ?
Pratiquement aucun de mes albums ont été enregistrés dans un studio d’enregistrement fourni par les industries du Disque. Ils ont été enregistrés soit sur scène, dans des écoles ou des stations de radio, dans des salons, des chambres, des garages et qu’elles que soient les technologies que nous avons pu bricoler ensemble. Ils ont été réalisés soit par moi, soit avec une poignée de proches collaborateurs. Dans un sens, cela est atypique, parce que j’ai intentionnellement développé une approche de l’enregistrement qui a été fondée sur n’avoir jamais besoin de ressources substantielles, avec l’objectif explicite de préserver au maximum l’autonomie artistique. Pourtant, bien que cette approche ait été inhabituelle il y a 20 ans, elle l’est de moins en moins aujourd’hui, car la technologie numérique a considérablement réduit le coût de l’enregistrement. Il y a très peu d’albums aujourd’hui qui nécessitent les ressources de ces sortes de studios d’enregistrement haut de gamme, où les industrie du Disque mettent leurs artistes. (et pour lesquels les artistes doivent payer des factures exorbitantes, lesquelles doivent être payées avant qu’ils n’aient touché la moindre royalties (b) de leurs albums). Tout comme le Web a changé la nature de la distribution de la musique, les ordinateurs portables, montés avec le matériel et les logiciels nécessaires pour un son de haute qualité d’enregistrement et de montage, ont changé la nature de la production musicale.

Les industries du Disque ne sont plus nécessaires pour tout cela, mais la structure juridique qui a été développée pendant le temps où leurs services étaient utiles reste. Ces industries avaient l’habitude de percevoir une rémunération en échange de rendre possible pour le public d’écouter de la musique enregistrée. Aujourd’hui, leur principale fonction est d’interdire au public d’écouter de la musique tant qu’il n’a pas payé ces sociétés.

Ou en le présentant un peu différemment, ils avaient l’habitude de vous fournir les outils dont vous aviez besoin pour écouter de la musique enregistrée. Maintenant, ils vous font payer pour vous permettre d’utiliser des outils que vous avez déjà, ils ne prévoient pas, en fait, que vous puissiez avoir payé quelqu’un d’autre. Ce qu’ils font réellement c’est d’imposer une "taxe sur l’écoute".

À l’instar de tous les impôts, si vous ne payez pas vous enfreignez la loi, vous êtes un criminel ! Des agents armés de l’État sont ressortis des résidences privées en emportant des adolescents menottés pour défaut de paiement de cet impôt des industries du Disque. Il est intéressant de noter comment les mesures de l’État ont été draconiennes dans ce domaine par rapport à beaucoup d’autres domaines. Par exemple, presque tout le monde que je connais (moi y compris) a une copie de Microsoft Word (c) sur son ordinateur qui n’a pas été payée. Je suis sûr que certains des mômes qui ont eu des ennuis avec la justice pour avoir partager de la musique sans payer l’impôt des industries du Disque avaient également des copies non payées (d) de Microsoft Word sur le même disque dur qui a été pris comme « preuve » de leurs crimes envers la musique. Pourtant, aucun des agents de l’État ne sont venu frapper à la porte de nos maisons pour voir si nous avions des logiciels piratés. Seule la musique a bénéficié de ce traitement de faveur.

On pourrait penser que les musiciens seraient les leaders de la rébellion contre cette folie, mais la plupart des musiciens demeurent fermement attachés à imposer des frais pour le droit d’écouter leurs albums. Pour les stars du rock au sommet de la chaîne alimentaire, cela fait sens économiquement (si ce n’est politiquement). La structure entière de l’industrie du disque est construite autour de leurs intérêts, qui, bien que la plupart d’entre eux le contestent, au contraire concordent relativement bien avec ceux des multinationales du Disque (3).

Mais les même facteurs font que la structure de l’industrie du Disque favorise les intérêts des requins au sommet de la chaîne alimentaire contre ceux des vairons à la base, qui constituent la grande majorité des personnes qui jouent et enregistrent de la musique. La plupart des albums, en fait, rapportent beaucoup d’argent pour les sociétés et peu, voir, rien pour les musiciens. A cause des studios d’enregistrement et des ingénieurs, des départements d’art, des services de publicité, des services juridiques, des services de limousine, des agences de voyages, des traiteurs, et des réseaux de distribution qui ensemble avalent une bonne partie du chiffre d’affaire, mais ce sont encore une fois ces mêmes sociétés qui prélèvent "la part du lion" . Des albums qui se vendent à des dizaines de milliers d’exemplaires n’atteignent pas "le seuil de rentabilité" non pas parce qu’ils ne rapportent pas d’argent, mais parce que tout l’argent va à maintenir les profits de l’entreprise. Ses revenus commencent dès le premier CD vendu, mais les royalties pour les artistes n’entre pas en jeu tant que chaque partie de la bête boursouflée qu’on appelle l’entreprise n’est pas suffisamment rassasiée.

Quelles sont ces entreprises ? Pour commencer, il convient de noter que les grandes "Compagnies du Disque" ne sont plus réellement des entreprises, mais d’énormes conglomérats de médias. La plupart des labels "indépendants" sont la propriété d’un label "majeur". Chaque "majeur" est à son tour détenu par une société encore plus grande, et ainsi de suite jusqu’en haut de la chaîne alimentaire. Au sommet de la chaîne tronent une petite poignée de géants des médias : Time Warner, Disney, Rupert Murdoch’s News Corporation, l’allemand Bertelsmann, Viacom (anciennement CBS) et General Electric. Ces sociétés sont parmi les plus grandes compagnies mondiales. Toutes sont énumérées dans le magazine des 500 plus grands fortunes mondiales. Elles ont intégré à la fois horizontalement (posséder beaucoup de disques, beaucoup de journaux, des stations radio) et verticalement (contrôle des maisons d’édition des journaux, des magazines, du livre et des studios de production de la télévision et des films, ainsi que des systèmes de distribution d’imprimés, des réseaux du câble et de diffusion télé, des stations de radio, lignes téléphoniques, des systèmes par satellite, des portails Web, des panneaux d’affichage publicitaires, etc).

Cette incroyable concentration de pouvoir sur les actualités, le divertissement, la publicité, la musique et les médias de toutes sortes est un phénomène récent, et est alimentée par la même technologie numérique qui a permis de rendre possible le Web et l’enregistrement en home studio. En 1983, 50 sociétés dominaient les médias américains, et la plus grande concentration des médias dans l’histoire était une fusion de 340 millions de dollars. En 1997, les 50 n’étaient plus que 10, dont l’un a été créé lors de la fusion de 19 milliards de dollars de Disney et ABC. À peine trois ans plus tard, la fin du siècle a vu les 10 réduites à cinq parmi lesquels la fusion de 350 milliards de dollars d’AOL et Time Warner, un accord de plus de 1000 fois plus grand que "la plus grande fusion de l’histoire" seulement 17 ans auparavant. Ben Bagdikian, auteur de l’étude classique "The New Media Monopoly", faisait remarquer : « En 1983, les hommes et les femmes qui dirigeaient la première société de médias de masse qui dominait le public américain auraient pu se glisser facilement dans la salle de bal d’un hôtel modeste... En 2003, ils pourraient tenir dans une cabine téléphonique de bonne taille. " (4)

Ces sociétés possèdent une des plus puissante manufacture d’idéologie de toute l’histoire de l’humanité. Il n’est pas étonnant, qu’ils aient convaincu la plupart des musiciens, et la plupart du reste du monde, que l’ensemble de l’effort humain pour faire de la musique serait annihilé si le public était autorisé à écouter des albums sans payer une taxe à ces sociétés. Je connais beaucoup de musiciens pour qui faire des enregistrements dans un environnement dominé par les multinationales a été une tâche épuisante et ingrate, qui ne leur à peu ou pas rapporté d’argent, mais ils restent convaincus que profiter de la libre diffusion mondiale offerte par Internet serait une sorte de suicide professionnel.

Voici comment la structure de cette industrie ruines les aspirations à l’indépendance, des musiciens et des labels. Des CD "mainstream" vendus en grand nombre dans un court laps de temps, généralement en même temps que les chansons du CD passent à la radio. Si les CD ne sont pas dans les étagères des magasins tandis que les chansons sont à la mode, les ventes potentielles sont perdues. Dans le but d’obtenir que les magasins puissent commander le plus grand nombre de CD à l’avance, l’industrie a évolué avec la norme que les magasins peuvent retourner les CD invendus à tout moment. Si votre entreprise vend des pantalons, ou des grille-pain, ou des bicyclettes, les détaillants ne peuvent pas le faire, mais les vendeurs de disque peuvent le faire. En conséquence, les maisons de disques doivent avoir plus d’argent dans la banque par unité de vente - être plus capitalisées - que les autres types d’entreprises. Malheureusement, pour la quasi-totalité des labels indépendants c’est loin d’être le cas. La plupart sont lancés par des amateurs de musique poussés au commerce par leur passion pour la musique qu’ils aiment. Ils fonctionnent avec trois fois rien. Ils envoient un tas de disques et espèrent que cela sera fructueux. Dans un premier temps les ventes peuvent paraître bonnes, mais ensuite, ils sont inondés de retours et ils ont une crise de trésorerie. Pour survivre à la crise, ils se livrent à la comptabilité créative, se disent à eux-mêmes, qu’ils sont OK parce qu’ils font vraiment ça dans l’intérêt des artistes, et que quand les choses s’amélioreront tout sera régler. Mais les choses s’aggravent, jusqu’à ce qu’ils s’effondrent ou soient rachetés par une plus grande entreprise avec plus de capital. Si ils font faillite, les artistes ne sont pas payés et il y a une tempête de récriminations mutuelles. Si ils sont rachetés, l’entreprise qui les achète n’est généralement intéressée que par les artistes les plus vendus du catalogue, et peut être aussi par les musiques qui n’ont pas été rééditées. Je connais un artiste dont dix ans d’enregistrements ont disparu dans la poche d’un grand label qui a acheté le petit label pour lequel il avait enregistré. Il a approché son nouveau chef d’entreprise et a demandé à racheter les droits de son propre travail et cela lui a été refusé. Du point de vue de la société, son travail n’avait pas suffisamment de potentiel sur le marché pour justifier sa réédition et mettre l’entreprise à contribution pour sa promotion, mais ils ne voulaient pas que son travail soit publié par une autre personne qui puisse entrer en concurrence avec les produits qu’ils éditaient. De leur point de vue, c’était le meilleur choix de bloquer sa diffusion.

Je pourrais raconter bien d’autres anecdotes ici, ou fouiller plus profondément dans la structure de l’industrie, mais je pense que ce qui a été dit jusqu’à présent devrait suffire. Parmi les musiciens de mon proche entourage, John Zorn, Mike Patton, et Fred Frith, au fil des ans, ont vendus des CD en quantité suffisante pour réellement se faire de l’argent. Pour tout le reste d’entre nous, la vente d’enregistrements, quelle qu’en soit la présentation a été au mieux un extra occasionnel. Non seulement cela ne nous pas rapporté d’argent, mais pour la plupart des gens dans le monde, notre musique n’est pas disponible. Mes œuvres en fournissent un excellent exemple.

Mon premier album, avec The Moutain Fall Ensemble, a été publié sur Parachute, un petit label dirigé par Eugene Chadbourne qui a fermé boutique il y a longtemps et depuis la musique est indisponible.


Getting A Head et Voice of America ont été publiés sur Rift, un petit label dirigé par Fred Frith, qui a subit le même sort. Il est resté indisponible jusqu’à ce que je l’ai mis en ligne gratuitement.


Attention Span, Sooner or Later, Burns Like Fire, and Say No More ont été édités sur RecRec en Suisse, un label lancé par une fan de musique qui a traversé exactement la trajectoire typique des petits labels que j’ai décrite précédemment. Le temps que moi et d’autres artistes qui enregistrions pour ce label, découvrent que nous étions escroqués sur nos royalties le label avait déjà coulé. Là encore, toute la musique est restée indisponible jusqu’à ce que je la mette en ligne gratuitement. Depuis, plusieurs milliers de personnes ont pu la découvrir.

Je pourrais continuer cette liste, mais il y a beaucoup de CD et ces histoires répétitives finiraient par lasser. Bien sûr, ma musique est assez loin des sentiers battus. Mais si j’avais dû plutôt passer les dernières décennies, à jouer dans les groupes de rock qui ont publiés des séries d’albums chacun vendu à des dizaines de milliers d’exemplaires, les détails seraient différents, mais le problème serait le même : Il s’agit de la structure de distribution de la musique. Il serait dans l’intérêt des musiciens de se défendre contre celle ci.

Il existe maintenant une alternative très simple, qui consiste simplement à diffuser votre musique sur le Web. Non, vous ne pourrez pas gagner de l’argent grâce à ça, mais il y a de fortes chances pour que vous n’ayez pas pu en gagner en la faisant payer. Et en la diffusant sur le Web, une chose remarquable se passe. Des personnes du monde entier peuvent désormais l’entendre. Lorsque ma musique était disponible à la vente sur CD, j’ai souvent entendu parler de gens qui ont passé des années à essayer en vain de trouver une copie d’un CD, qui était destiné à ce noyau dur d’auditeurs, qui ont dépensés beaucoup de leur temps libre pour la musique. Maintenant, n’importe qui, même avec un intérêt passager peut trouver facilement ma musique et l’écouter.

Les gens ont vraiment été convaincus que si ce n’était pas possible d’obtenir un salaire pour l’écoute de la musique enregistrée, il n’y aurait aucune raison de jouer de la musique. Il est temps de prendre du recul et de voir le tableau d’ensemble. Il y a de cela 60 ans, la plupart des gens qui faisait leur gagne-pain de la musique considérait l’industrie de l’enregistrement comme une menace pour leur gagne-pain, pas la base de celui-ci. Compte tenu de la montagne d’argent que les grandes vedettes ont fait pendant des décennies, généralement cette crainte a été considérée rétrospectivement comme désespérément naïve. Mais à considérer ce qui suit : Il y a quelques années, j’ai joué dans le festival culturel organisé par le Sydney Gay and Lesbian Mardi Gras, et assisté à la parade et la dance party qui sont les points culminants du festival. Le défilé a réuni à peu près un demi million de personnes dans les rues, y compris les participants et observateurs. Il a fallu des heures à la parade pour se déplacer lentement et suivre son cours. Chaque contingent du défilé avait sa propre chorégraphie et sa musique. Les participants ont dansé dans la rue aux côtés de nombreux spectateurs. Donc, un demi-million de personnes a dansé dans la rue pendant plusieurs heures. Le défilé s’est terminé par une soirée dansante de 12 heures qui a réuni plus de 20000 personnes, avec dans sept pavillons de la musique non-stop. Avant l’ère de l’enregistrement, le nombre de musiciens nécessaires pour tenir avec un demi-million de personnes dansant dans la rue pendant six heures, puis 12 heures de plus avec plus de 20.000 personnes, aurait facilement été de plusieurs milliers. Lors de de cet événement, auquel j’assistais juste, il n’y a eu qu’un seul musicien. Pas un contingent dans le défilé ne comprenait de musicien live - tous dansaient sur des enregistrements. Toute la musique de la dance party était également enregistrée. Dans le plus grand pavillon, à l’apogée de la soirée, un véritable chanteur, Chaka Kahn, est apparu dans un embrasement de feux d’artifice et de lumières pour chanter un petit medley de ses hits - dont l’accompagnement était enregistré.

Les humains ont parcouru cette terre pendant environ 195.000 ans. Nous ne savons pas exactement quand la musique a émergée, mais c’était certainement il y a très longtemps, bien avant l’époque de l’enregistrement. Il est prouvé que la musique a du être une partie intégrante de l’évolution du cerveau humain, la musique et le langage développée en tandem. Le premier appareil d’enregistrement a été inventé il y a tout juste 129 ans. La première production d’enregistrement en masse est apparue il y a 110 ans seulement. L’idée que vendre l’autorisation d’écouter de la musique enregistrée est le fondement de la possibilité de gagner sa pitance grâce à la musique date au plus de 50 ans, et c’est un mythe. Le fait que la plupart des musiciens d’aujourd’hui croient en ce mythe, c’est une victoire idéologique pour le pouvoir dans des proportions à couper le souffle.

Je dois préciser que j’ai de sérieuses réserves quant à la culture naissante de la musique en ligne, mais elles n’ont rien à voir avec l’argent. Ma musique est faite pour une écoute soutenue et concentrée. Ce type d’écoute est de plus en plus rare dans notre monde occupé, qui carbure à la caféine, sous perfusion des médias, un monde en réseau. Je pense que c’est encore plus rare pour la musique qui a été téléchargée gratuitement, brisée et mélangée dans des "playlistes" éphémères, et non matérialisée dans un objet que l’on peut tenir dans la main, ranger dans une étagère, ou donnée à un ami. Mais cette préoccupation n’a guère d’importance tant que nous devons payer pour écouter de la musique enregistrée, et à surtout à voir avec la façon dont nous vivons dans une culture dans laquelle il y a un surplus d’informations et un manque de temps pour y prêter attention.

Les questions en jeu ici ne sont pas limitées à la musique, mais s’étendent aussi à l’extérieur, au cadre juridique et à la structure de l’entreprise qui façonne si profondément notre culture, son importance ne saurait être exagérée. La musique n’est plus seulement de la musique, mais un petit sous-ensemble des propriétés d’une société. Le droit d’auteur a pris tellement d’importance, de façon tellement disproportionné qu’il constitue maintenant un écran de fumée masquant la prise de pouvoir des corporations à un point tel qu’elles rivalisent avec les grands barons voleurs du dix-neuvième siècle. Au lieu de saisir des terres ou de l’huile, les grands entrepreneurs d’aujourd’hui prennent le contrôle de la culture. Ils utilisent le concept juridique de la propriété afin d’étendre la portée du pouvoir de leurs entreprises dans des parties de nos vies qui étaient auparavant hors de leur portée.

Il y a tellement d'anecdotes choquantes qu'on pourrait raconter à ce propos, en voici une récente qui m'est personnelle. Si elle semble anodine au premier abord, c'est parce qu'elle l'est. C'est exactement là où je veux en venir, comme vous le verrez si vous poursuivez.

J'ai eu le privilège d'avoir John Cooney comme étudiant. John est jeune, brillant, enthousiaste, il travaille dur, il est politiquement engagé, et a des dons artistiques. Au cours de sa première année à l'UC Davis, il a fait une courte animation sur le réchauffement climatique qui a remporté le concours d'animation Flash de Citizens for Global Solutions, et le prix de l'environnement du festival de films des Médias That Matters. Il a aussi fait un jeu vidéo qu'il a mis en ligne gratuitement, et qui a été répertorié dans le "Top des Jeux en ligne gratuit" par Freeonlinegames.com, comme "Jeu de la semaine" par ActionFlash.com, et "Spécial Game" par Addicting Games. Le jeu de John a également été dans le "Flash Player Top Games list», et a même fait l'objet d'un reportage sur BBC World News.

Pas mal pour un bizuth du collège de 18 ans. Mais ses deux projets ont donné lieu à des ordonnances de "cesser et de s'abstenir" envoyés par les juristes de plusieurs entreprises, dont une des entreprises Tolkien exigeant qu'il ne fasse pas allusion à un hobbit pour le personnage animé dans le jeu qu'il offrait en ligne gratuitement. Aucun de ces sales coups n'a eu de conséquences désastreuses. Il n'y a juste plus de "hobbit" dans le jeu de John. Cette affaire est insignifiante comparée aux parents poursuivis pour des sommes énormes parce que leurs enfants ont téléchargé des chansons pop, ou au sort malheureux de "Eyes on the Prize", un film qui documentait admirablement le mouvement des droits civiques aux États-Unis, mais qui a été retiré de la circulation parce que ses responsables ne pouvaient pas se permettre de renouveler toutes les autorisations nécessaires pour les musique présentes par inadvertance dans le film via des repiquages de documentaires (Entre autre un paiement substantiel pour les détenteurs du copyright de la chanson "Happy Birthday" comme le film montre la famille de Martin Luther King Jr. dans sa maison célébrant l'anniversaire du leader des droits civiques).

Mais le cas de John est important, précisément parce qu'il ne comporte pas de gens importants ou de questions très médiatisées. Même s'il n'y avait aucune possibilité réaliste que quelqu'un puisse penser que les entreprises Tolkien avait en quelque sorte agréé ou étaient impliquées dans le projet de John, le simple fait que quelqu'un, quelque part ait fait une nouvelle, œuvre culturelle indépendante utilisant le personnage sous copyright des entreprises Tolkien a suffi à mettre les rouages de l'entreprise en mouvement. L'élément clé ici est la convergence du pouvoir des entreprises avec la croissance du Web. Si John venait de montrer son jeu en classe et ne l'avait pas mis sur le Web, les entreprises Tolkien n'auraient jamais su ou ne s'en serait jamais soucié. Si son animation n'avait pas remporté un prix, il n'y aurait probablement pas eu de menaces légales. Ensemble, les épisodes offre une élégante démonstration de la façon dont le droit d'auteur punit le succès et décourage l'utilisation créative du Web.

N'importe quoi sur le Web est accessible à tous, ce qui est bien sûr pour le meilleur et pour le pire. Les services juridiques des entreprises peuvent écrire des programmes automatisés qui fouillent le Web 24h/24h, 7 jours sur 7, à la recherche d'œuvres protégées. Les "hits", génèrent alors des lettres de menaces qui intimident toute personne qui ne roule pas sur l'or et n'a pas plein de temps à perdre. Le coût pour l'expéditeur est presque nul, le coût pour la société, dans un sens littéral, est incommensurable.

Recevoir une lettre de menaces d'un département juridique d'entreprise n'est une expérience agréable pour personne, encore moins pour un mome de 18 ans. Gardez à l'esprit que de plus en plus d'étudiants mettent leurs travaux d'étude sur le Web, et pas seulement au collège, mais à l'école secondaire aussi. Tout ce travail est maintenant exposé aux vautours des entreprises.

"Les droits de propriété" ont gonflé au point où ils peuvent dicter le contenu des projets artistique des bizuths. Mais ce n'est pas tout. Globalement, de plus en plus de ce que nous faisons dans notre vie passe par le Web. Les gens invitent des amis à des parties, regardent des œuvres d'art, écoutent de la musique, jouent à des jeux, ont des discussions politiques, ont des rencarts et tombent amoureux, affichent leurs albums photo de famille, partagent leurs rêves, et joue avec leurs fantasmes sexuels - tous ça en ligne. Depuis que les services juridiques revendiquent que les privilèges du droit d'auteur s'étendent à n'importe quoi sur le Web, le résultat est une énorme extension du pouvoir des entreprises dans la vie privée et les réseaux sociaux.

Mais ce n'est que le début de l'histoire, l'accélération de l'évolution technologique continue à pousser la technologie numérique de plus en plus dans nos vies quelque soit la direction dans laquelle on regarde. Pour en montrer un exemple, les frontières entre nos corps et nos esprits et notre technologie deviennent floues. Les implants cochléaires, par exemple, permettent désormais aux sourds d'entendre par l'intermédiaire de puces d'ordinateurs munis d'un logiciel sous droit d'auteur qui sont implantées dans leurs crânes et entrainent que leurs cerveaux se reconfigurent, de nouvelles synapses se développent et celles qui sont inutilisées disparaissent. Les implants cochléaires sont en réseau sans fil avec du matériel porté à l'extérieur du corps qui se connecte généralement sur un micro, ce qui permet aux sourds d'entendre l'environnement sonore autour d'eux. Mais le matériel externe peut tout aussi bien être branché sur la sortie audio d'un ordinateur portable pour une diffusion audio en temps réel sur le Web.

Lorsque le Web s'étend par des puces dans nos crânes, où est la frontière entre le langage qui est découpé en mots qui sont les propriétés des entreprises et le langage qui est libre pour pouvoir penser ?

Je ne souhaite pas faire du sensationnalisme. Nous ne sommes pas tous sur le point de nous transformer en cyborgs possédés par des entreprises. Mais je tiens à souligner que les questions tournant autour de la transformation de la culture en une propriété sont urgentes, et de grande envergure. Cela dessert la société si l'on traite des questions spécifiques telles que le téléchargement de musique sur internet comme des problèmes isolés au lieu de la manifestation d'une lutte beaucoup plus grande pour laquelle il y a beaucoup plus d'enjeux.

Notes de l’auteur (Bob Ostertag) :
(1) A l’origine les albums : Early Fall, Getting A Head, Voice of America, Sooner or Later, Burns Like Fire, Fear No Love, Pantychrist, Like A Melody, No Bitterness, DJ of the Month, Say No More, Say No More in Person, Verbatim, and Verbatim Flesh and Blood.
(2) www.bobostertag.com
(3) Prince est la seule exception notable ici - une superstar qui a utilisé l’Internet pour créer une infrastructure de distribution de musique contrôlées par lui et non pas une société des 500 plus grandes fortunes.
(4) Ben H. Bagdikian, The New Media Monopoly, Boston : Beacon, 2004.

Notes du traducteur :
(a) Même si les artistes qui quittent l’industrie musicale restent trop rares, ceux qui préfèrent ne pas rejoindre ses rangs sont de plus en plus nombreux, il n’y a qu’à voir en france www.dogmazic.net ou à l’échelle mondiale www.archive.org
(b) Royalties : les recettes du droit d’auteur outre atlantique.
(c) Pour l’histoire de Word, ce n’est valable que pour les générations de la préhistoire informatique, c’est à dire avant l’an 2000, on peut espérer qu’à l’heure actuelle open office et d’autres logiciels libres ont changé la donne.
(d) En france on dirait "piraté", mais si quelqu’un ne s’acquitte pas d’une dime, gabelle ou autre on peut difficilement le traiter de pirate, clairement, se défendre d’un racket organisé n’est pas de la piraterie.

Pour celles et ceux qui souhaiteraient découvrir les œuvres de Bob Ostertag, je conseille l’excellent Pantychrist ou plus facile d’accès peut être All the Rage une collaboration avec Kronos Quartet. Ces œuvres sont sous licence Creative Commons "Attribution, Non commercial", licence qui vous permet de télécharger librement, de copier, remixer, échantillonner, de manipuler, déformer, réassembler, altérer, extraire, désincarner, ou déconstruire - Tant que vous créditez son œuvre comme source, et que l'œuvre que vous créez n'est pas commercialisée.